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OPINION

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Présentement, le Canada traverse une période de crise particulièrement éprouvante pour la santé mentale. Situations familiales précaires et solitude prolongée exacerbent des démons dont la tendance, à la hausse déjà avant l’arrivée de la COVID-19, a explosé. Néanmoins, certains oasis bienveillants se profilent à l’horizon. Le 28 janvier dernier, la journée Bell Cause pour la cause a pu amasser près de 8 millions de dollars qui seront versés à des initiatives canadiennes en santé mentale. Or, avant de trop s’avancer sur le bien-fondé unilatéral de cet évènement annuel, il convient d’examiner le revers de la médaille. Bell Cause pour la cause se montre-il aussi vertueux qu’il n’y paraît ?

Que Bell ou qui que ce soit d’autre crée des occasions d’aborder un enjeu de société trop fréquemment négligé est très sain. Alors, la question se pose: pourquoi Bell ? Depuis 1880, ce service téléphonique permet de se parler, mais aussi de se confier à quelqu’un d’autre à distance. Favoriser un certain délestement de la pensée en verbalisant des maux lie la santé mentale et des appels au téléphone. En outre, le fait d’associer à la santé mentale un nom très connu, Bell, aide à démocratiser comme enjeu. Qui plus est, Bell se targue d’afficher des sponsors ou partenaires vedettes et de choix, de Justin Trudeau à Guy A. Lepage en passant par Marie-Mai et Maxim Martin. Cela apporte encore plus de visibilité à la santé mentale…

...et, de surcroît, à Bell. Il y a quelque chose de profondément retors à ce qu’un géant de la téléphonie se publicise en voilant le tout sur fond de santé mentale. Quoique les dons de 5 sous le texto reviennent entièrement à des initiatives canadiennes en santé mentale, leur nom est, pour un instant, placardé à la grandeur du pays. Autrement dit, c’est « l’hypocrisie d’un système qui permet au philanthrocapitalisme de se poser en vecteur essentiel au maintien des services à une population en situation de marginalité et de vulnérabilité ».

La sensibilisation ne peut que profiter à notre société… ou du moins, c’est ce que je croyais avant de faire mes recherches. Le problème, c’est que cette sensibilisation est assurée par une entreprise privée et s’inscrit dans une logique néolibérale, donc individualiste à souhait. Dans certaines campagnes de sensibilisation (à savoir Santé mentale au travail), les fiches-conseils de Bell dépeignent les problèmes de santé mentale comme individuels et comme un problème faisant perdre de grandes sommes aux pauvres employeurs. En se bourrant de médicaments lors d’un problème mental individuel, il est donc possible de revenir rapidement au travail et de redorer l’économie, non ? Notons au passage que l’industrie pharmaceutique profite de cette logique biaisée. Malgré les conséquences économiques non voulues d’une absence de travail, cette vision des problèmes de santé mentale néglige la composante sociale de tels problèmes. Par exemple, des contacts sociaux limités ou le fait d’occuper un emploi aliénant peuvent aussi favoriser de tels troubles. On touche donc à un problème: la multiplicité des problèmes de santé mentale se réglant par du cas-par-cas médical, mais aussi par une approche bio-psycho-sociale. Or, la seconde étant moins profitable, on a tendance à la tasser du chemin pour faire place à la première. Attention, je ne dis pas que toute la campagne de Bell s’oriente uniquement autour de la première vision: d’ailleurs, leurs publicités de 2021 se réfèrent à la composante sociale des problèmes de santé mentale.

Et à qui va cet argent ? Il y a trois fonds: le Fonds postsecondaire pour des étudiants, le Fonds diversité contre le racisme et l’injustice sociale et le Fonds communautaire dédié principalement aux organismes communautaires (je parle surtout de ce dernier). Aucune entreprise privée, projet de recherche ou campagne n’en retire de bénéfices. Cet argent va plutôt à des organismes communautaires qui en ont grandement besoin. Malgré cet élan en apparence charitable, Bell ne finance qu’à l’année et le désinvestissement s’avère nocif pour de tels organismes. En effet, le manque flagrant d’investissements en santé mentale du gouvernement durant la dernière décennie a frappé de tels organismes. Où était Bell pour décrier ce manque ? La compagnie n’en a jamais pipé mot.

S’il apparaît maintenant plus odieux que Bell s’empêtre ainsi dans la santé mentale, et ce, au moins jusqu’en 2025, à qui échoit réellement la responsabilité de s’occuper de l’enjeu ? Certes, ce n’est pas l’apanage d’une entreprise privée; les investissements gouvernementaux devraient donc viser davantage les organismes québécois en santé mentale. Qui plus est, cette période souligne clairement l’importance inaliénable de la santé mentale dans nos vies. Il peut être logique que les ressources financières soient dédiées majoritairement à éviter la propagation du virus, mais la santé mentale ne se négocie pas non plus. « En 2014-2015, près de 35% des personnes de 15 à 29 ans se situent au niveau élevé de détresse psychologique » ; c’était avant que la COVID-19 ne frappe.

En conclusion, Bell cause d’abord pour soi et ensuite pour la santé mentale. Si cette compagnie a pu mettre en lumière un enjeu ne figurant ni dans les investissements gouvernementaux, ni dans le débat public, il est maintenant temps de mettre en lumière l’hypocrisie ironique de leur vision manquant d’ouverture et de… causerie.

Bell Cause: pour qui on cause ?

Laurent Porter

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