
LETTRE OUVERTE
13 septembre 2020

Encore et toujours, l’ennui finit par s’installer.
La lassitude semble être le trait de caractère qui nous unit tous, la lassitude de tout ce que nous ne pouvons changer rapidement, de tout ce que nous pouvons oublier immédiatement et surtout, de tout ce qui ne nous affecte pas négativement, de manière personnelle. Nous vivons dans un monde dans lequel nous sommes surstimulés. Notre attention est disputée à chaque instant par tous et tout, si bien que nous avons oublié le pouvoir que celle-ci peut avoir. Nous avons oublié à quel point nous pouvons avoir de l’influence sur ces choses desquelles nous nous désintéressons si facilement et surtout, nous oublions à quel point c’est un privilège de pouvoir oublier, de passer d’une préoccupation à l’autre si rapidement, libre de toute attache, libre d’oppression.
Au fil des générations, la lassitude est devenue notre asile nous protégeant de sentiments trop douloureux. Sinon, comment pourrait-on expliquer notre indifférence envers les cruautés infligées à nos pairs ? Comment justifier que nous soyons déjà las d’entendre parler de toutes ces vies volées et de ces crimes impunis ? Comment pouvons-nous continuer à bourdonner entre diverses futiles préoccupations de manière si impassible alors que des gens continuent à tomber et s’effondrer sous l’oeil de préjugés ou à cause de choses aussi superficielles qu’une teinte de peau ? Comment pouvons-nous continuer à agir comme si rien n’avait changé au cours de ces derniers mois alors que l’étincelle sociale vient tout juste d’embraser le monde ? Comment pouvons-nous oublier si facilement les horreurs infligées aux autres humains ?
Toutefois, il existe des périodes d’anormalité où la lassitude fond momentanément. L’envie de se révolter et de se battre pour un monde plus juste s’empare parfois des privilégiés. Durant ces saisons, le monde entier ne fait qu’un. L’ambition de vouloir changer le monde se transforme en réelle opportunité. Les oppresseurs aveugles ouvrent les yeux et prennent conscience de leurs actions. Les oppressés sont enfin entendus et tous se joignent par la compassion et la solidarité d’une seule race, la race humaine. Mais, pourquoi cet éclair de désir est-il si fugace? Pourquoi retournons-nous si rapidement à la normale, à notre banal quotidien ? Pourquoi ne nous révoltons-nous pas plus et pour de vrai ?
Peut-être faut-il retourner à l’origine pour comprendre. Qu’est-ce qui a pu nous conduire à étreindre si fort la lassitude et faire d’elle notre compagnon le plus fidèle? Peut-être est-ce nul autre que notre empathie. Face à cette incommensurable quantité d’atrocités commises en tout temps et en tout lieu, face à notre incapacité à tout régler, notre empathie qui nous menaçait de nous conduire dans une abîme de tristesse sans fin nous a peut-être parut être le mal le plus facile à éradiquer. Faute de pouvoir réparer le monde, nous avons décidé de nous briser nous-même pour ne plus avoir à faire face à notre triste réalité. Nous avons décidé de renoncer à cette part qui nous rend le plus humain.
Encore aujourd’hui, le découragement est notre plus grande menace. Nous mesurons enfin l’ampleur des dégâts causés par cette infection qu’est le racisme et qui s’est infiltrée dans presque tous les pores du système sur lequel est basée notre société. Nous croyons avoir si peu d’impact sur cet immense problème et notre premier réflexe est de vouloir courir vers notre abri, vers notre impassibilité. Ce n’est pas la première fois. Nous savons que la combinaison des actions menées par tous les individus d’un aussi grand groupe, si infimes soient-elles, peut avoir un impact immense. Nous savons qu’en position de privilège, nous pouvons faire une réelle différence. Toutefois, les actes qui comptent le plus sont souvent ceux que nous ne voyons pas, ces gestes quotidiens qui sont posés dans l’unique but de faire avancer la cause et non pour recevoir une quelconque gratification. Concrètement, il n’existe pas de tableau pour compiler les bonnes actions de tous. Il est donc aisé de penser que nos gestes pour rendre ce monde un peu plus juste sont noyés dans l’indifférence et il est encore plus facile de croire que ce pouvoir si précieux que nous détenons n’existe pas. Après tout, le sentiment d’impuissance est le meilleur ami de l’oppression.
La lassitude permet également de camoufler une chose encore plus sournoise : l’hypocrisie. En effet, la réalité est que l’Être humain vit en société et que beaucoup pensent que la meilleure manière d’y être heureux est de s’y conformer, d’adhérer au groupe et ce, à n’importe quel coût. C’est pour cette raison que tant d’individus suivent la mode, consciemment ou non, polissant ainsi l’image du citoyen modèle qu’ils souhaitent refléter. Malheureusement, les mouvement d’activisme en font aussi partie. Après tout, n’a-t-on pas pu assister durant ces dernières années à une augmentation de personnes qui se sont jointes aux mouvements écologiques ou au véganisme alors que ceux-ci grimpaient en popularité tout en continuant à agir selon leurs anciennes habitudes ? Il est normal que les gens qui ne font que revêtir le masque de la solidarité pour soigner leur apparence se désintéressent rapidement des causes activistes. En fait, il serait plus juste de dire qu’il est normal que les gens qui ne se sont jamais réellement intéressés à ces luttes se lassent rapidement de faire semblant, fatigués de leur efforts inutiles. Ainsi, dès lors où une partie de ces gens pour qui la cause n’était pas si importante ne milite plus autant, dès que les mouvements faiblissent en popularité, beaucoup sont déjà prêts à passer à une autre préoccupation, à une autre injustice.
J’aimerais dire que cette fois, ce sera différent. J’aimerais pouvoir l’affirmer et savoir à coup sûr qu’il y a cette fois quelque chose de différent dans l’air. J’aimerais pouvoir être certaine qu’enfin, nous sommes las de la lassitude, las d’y trouver une illusion de confort dans un monde oppressif. J’aimerais pouvoir croire que nous avons finalement tous compris que notre asile de confort est notre prison, que notre lassitude nous retient captif du changement, captif de ce monde que nous voulons réformer. J’aimerais être convaincue que cette fois, les preuves irréfutables qui ont gagnées toutes les sphères de notre vie ne nous permettront pas de passer à autre chose tant que la cause n’aura pas pour de bon avancé.
La vérité, c’est qu’il n’existe probablement pas de solution miracle qui réparerait le monde instantanément. Si c’était le cas, quelqu’un l’aurait probablement déjà découverte. Cela ne veut toutefois pas dire qu’il n’y a pas d’espoir : la réforme est lente et sa voie est rude, mais elle n’est pas inaccessible. Prenons l’égalité des sexes; ce combat qui dure depuis si longtemps et qui, même s’il n’est pas encore achevé, a permis au monde de tant progresser, de devenir déjà beaucoup plus juste. Le combat contre le racisme est son frère et il ne tardera pas à réellement progresser lui aussi.
Ainsi, ne nous voilons pas les yeux, 2020 ne marquera probablement pas la fin du racisme. La lutte perdurera jusqu’à ce qu’elle n’ait plus besoin d’exister et aujourd’hui n’en marque probablement pas la fin. Toutefois, nous pouvons espérer que cette année sera associée à une ère de progrès, à la saison du changement. Peut-être ne voulons-nous pas croire à l’âpre réalité de l’impossible, à un terminé qui ne sera pas demain, mais nous pouvons croire à encore, porteur d’un combat sans relâche et symbole d’une lutte acharnée. Encore, associé à l’espoir du progrès.
Encore et toujours, pour que peut-être, demain soit la dernière fois.
Encore
Énora Fortin-Fabbro