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27 octobre 2020

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Selon Maurice Joly, l’histoire moderne s’écrit avec des préjugés; l’histoire ancienne, avec des ciseaux. Cette phrase très imagée suggère la possibilité de modifier l’image du passé comme si on pouvait découper certaines parties pour les effacer des mémoires. Et s’il était possible de faire la même chose avec l’avenir ? En effet, une découverte scientifique récente s’apparente à une paire de ciseaux ayant le pouvoir d’éditer notre futur. Cette innovation dans le domaine de la génétique vient tout juste d’être récompensée du prix Nobel de chimie 2020. Bien que cette invention soit un pas de géant pour la communauté scientifique, est-ce que les enjeux éthiques venant de pair avec un nouvel outil aussi puissant ne nous pousseraient pas plutôt à prendre quelques pas de recul ?

Une paire de ciseaux génétiques, voilà comment décrire l’invention de CRISPR-Cas9 en une expression simple et facile, mais c’est en réalité bien plus compliqué que cela ! Afin de démystifier l’enjeu scientifique dont CRISPR est l’objet, revenons à ce qui contient l’information génétique du vivant : l’ADN.

Chaque être vivant possède une chaîne d’ADN présentant certaines spécificités d’un individu à l’autre. C’est ce qui forme l’ensemble de nos gènes. Le fait qu’une personne ait les yeux d’une couleur ou d’une autre, qu’elle ait les cheveux frisés ou raides ou bien qu’elle soit atteinte d’une maladie héréditaire ou non, tout cela est déterminé par l’information génétique encryptée dans l’ADN. L’outil CRISPR-Cas9 est en quelque sorte une « paire de ciseaux » permettant de localiser un gène, de le couper et de le remplacer par un autre segment d’ADN. Comment ça fonctionne ? L’acronyme formé par son nom signifie en anglais Clustered Regularly Interspaced Short Palindromic Repeats, ce qui signifie qu’une molécule cible précisément l’emplacement d’un gène dans la séquence d’ADN. Puis, ce complexe se lie à la protéine Cas9 qui exécute la coupure dans le génome.

Maintenant, si nous examinons ses applications réelles dans la vie scientifique quotidienne, nous pouvons constater que cette invention ouvre un monde de possibilités. Tout d’abord, une telle découverte représente un outil extraordinaire pour étudier les systèmes vivants en laboratoire. D’autre part, il serait par exemple possible d’améliorer les semences des aliments que nous consommons, de procurer les traits souhaités aux espèces d’élevage ou même un jour de corriger des gènes dans les embryons humains. CRISPR est actuellement la méthode la plus efficace, la plus rapide et la moins coûteuse pour la modification du génome. Cette méthode peut cependant être vue comme un outil qui doit être manipulé avec précaution parce qu’elle soulève des questions fondamentales sur le plan éthique: peut-on accepter au nom d’un être humain en devenir, soit l’embryon, de modifier son génome ? Devrait-on créer des lignées de vivants génétiquement modifiés ? Peut-on s’en servir pour améliorer certains traits comme la grandeur ou encore l’intelligence ? Même s’il s’agit d’annuler une mutation génétique potentiellement dangereuse, jusqu’où vont les limites de cet outil génétique et technologique ?

« L’utilisation de CRISPR-Cas9 est interdite pour la modification du matériel génétique héréditaire dans plusieurs pays à travers le monde. »

Cette invention a été réalisée par deux chercheuses, Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna, respectivement française et américaine. La publication de leurs travaux est parue en 2012 dans la prestigieuse revue académique Science. Elles ont reçu le prix Nobel de chimie le mercredi 7 octobre 2020, ce qui a eu pour effet d’honorer grandement les personnalités scientifiques féminines puisque c’est le premier prix de ce genre gagné par deux femmes.

Depuis la publication des travaux des deux chercheuses ayant mené à cette invention, une réelle effervescence s’est emparée de la communauté scientifique et l’outil CRISPR est désormais utilisé dans des centaines de laboratoires partout à travers le monde. Un autre personnage grandement impliqué dans cet énorme travail scientifique est un chercheur de l’Université Laval nommé Sylvain Moineau. En 2007, son équipe de recherche et lui ont découvert le fonctionnement du système CRISPR-Cas en étudiant les mécanismes de défense des bactéries contre des virus, les bactériophages. En 2010, le professeur Sylvain Moineau a démontré pour la première fois que ce système de défense, en l'occurrence CRISPR avec la protéine Cas9, pouvait détruire le virus en coupant très précisément son ADN, ce qui est à l’origine du grand bouleversement dans le monde de la génétique.

La Chine est également devenue un pays leader en matière de CRISPR. Cependant, c’est un chercheur chinois qui a effectué l’une des expériences biomédicales les plus controversées : il a modifié le génome d’embryons humains à l’aide de cet outil, ce qui a résulté en la naissance de trois bébés avec des gènes modifiés. Sa conduite a été fortement contestée et il a finalement été condamné à la prison. C’est la raison pour laquelle dans plusieurs pays du monde l’utilisation du ciseau CRISPR demeure illégale dans les gamètes humains, c’est-à-dire dans les cellules où l’information génétique se transmet d’une génération à l’autre.

Enfin, il est possible de dire que cette toute récente découverte a révolutionné le monde de la génétique et de nombreuses nouvelles expériences avec cet outil extraordinaire seront effectuées dans les années à venir. S’il est possible de modeler, de tailler le futur à l’aide de ciseaux grâce à CRISPR-Cas9, alors l’adage du polémiste Maurice Joly devra être revu : ce sera l’histoire ancienne qui sera faite de nos préjugés. Ce qui relevait de la science-fiction il y a seulement quelque temps s’avère maintenant réalité. Il s’agit d’un fait inquiétant, diront certains, ou porteur d’espoir, diront d’autres. Toujours, la science ne cessera d’évoluer et de bouleverser nos certitudes.

Un outil fantastique… à manipuler avec précaution

Noémie Fortin-Tchernof

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