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NOUVELLE

24 octobre

Chronique #2 : La catastrophe de la sortie de soi

Émilien Côté

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« Pour trouver un charme au dialogue de Platon, cette façon dialectique horriblement suffisante et enfantine, il faut ne jamais avoir lu de bon français (…).»

- Friedrich Nietzsche, Le crépuscule des idoles

 

Le soleil tapait sur mes épaules encore tendues. J’avais du mal à chasser l’anxiété, l’intuition que quelque chose allait se produire. Le ciel est tellement vide sans oiseaux, la terre tellement vaine sans fleurs. On ne voit plus les étoiles la nuit. J’ai versé une larme silencieuse. Je me suis sentie mieux en entrant dans l’autobus. Il n’y avait personne, à part un homme grand et svelte, avec les cheveux grisonnants et les yeux bruns, assis au fond. Il avait l’air d’avoir cinquante ans environ. Je me suis assise en face de lui et il s’est mis à me parler :

PASSEUR (d’une voix songeuse) : Bonjour.

   

SANDRINE : Bonjour, lui répondis-je.

PASSEUR : Ça fait déjà un bout de temps que je suis dans cet autobus, et il n’y a presque personne. Comment vous vous appelez ?

SANDRINE : Je m’appelle Sandrine.

PASSEUR : Qu’est-ce que vous allez faire ce midi ?

SANDRINE : Je m’en vais chercher de la nourriture à l’épicerie. Je suis l’une des chanceuses. Ma sœur est propriétaire du IGA pas loin d’ici et elle accepte de me réserver une part hebdomadaire de nourriture. Avant, j’étais professeure de français au cégep. J’ai vu mes classes se vider peu à peu. Tellement de gens sont partis, mais moi, je reste ici. Mes parents sont vieux et je prends soin d’eux. J’ai aussi un fils adoptif qui va avoir 15 ans. 

 

PASSEUR : Vous devez avoir beaucoup de courage.

 

SANDRINE : Je tiens à ma famille, mais parfois, je suis prise de regrets. Je me dis que mes intérêts devraient passer avant ceux des autres, mais qu’est-ce qu’on peut faire maintenant, sinon s’entraider le plus possible ? Non, je veux rester. Je n’aurais pas la force de laisser ceux que j’aime ici. Je sais que ça va empirer encore, mais je suis prête à affronter les épreuves de la vie la tête haute. 

 

PASSEUR : Tu te dévoues à tes proches, comme le petit prince se dévoue à sa rose. Je t’envie.

 

SANDRINE : Le soir, je me demande qui je suis dans tout ça. J’ai l’impression que je me suis perdue, et qu’à 43 ans, je ne me connais presque pas.

 

PASSEUR : Alors, d’abord, nous sommes des êtres vivants. Sauf que vivre, ça coute cher. Il faut naître, lutter sans cesse, prendre ce qui est bon et rejeter ce qui est mauvais, avant de mourir. Une foule de besoins doivent être comblés pour augmenter notre puissance d’agir individuelle. Vu comme ça, en quoi sommes-nous différents des cyanobactéries ? Qu’est-ce qui nous rend proprement humains ? Nous avons une intelligence en accord avec notre degré de sophistication, mais nous ne sommes pas les seuls animaux à en avoir. C’est la conscience qui nous définit. 

 

SANDRINE : Oui, mais elle reste si mystérieuse. On ne sait toujours pas où elle se situe. Comme il y a nos souvenirs, rangés au cœur des atomes. Ça me fascine, le cerveau.

 

PASSEUR : Moi aussi. À partir du moment où on prend conscience de notre corps, on se forme une idée de lui en tant que sujet. De là naît l’esprit. Avec lui, on peut accomplir des prouesses inouïes, comme faire des mathématiques, planifier notre journée ou croire au Père Noël. Notre long pharynx nous a aussi permis de développer un langage, donc une pensée, complexe. 

 

SANDRINE : Parfois, les mots ne suffisent pas pour décrire ce qu’on

vit. En français, il y en a à peu près 60 000, mais jamais assez pour penser tout ce qu’on ressent. Imaginez si on pouvait communiquer viscéralement nos expériences, sans intermédiaire… 

PASSEUR : Sauf que voilà, en étant pensants, on réalise notre petitesse, notre mortalité et notre ignorance. Il y a donc l’urgence de trouver des solutions à ces problèmes pour accroître notre puissance. La plupart préfèrent ne pas se poser de questions. Ils s’adonnent au divertissement et au travail sans arrêt. N’importe quoi convient pour combler le vide. D’autres s’en remettent à Dieu. Par contre, certains, qu’on appelle philosophes, attaquent leurs angoisses de front parce qu’ils cherchent à connaître à tout prix. Eux veulent trouver la vérité.

 

SANDRINE : En fin de compte, depuis des milliers d’années, on est toujours taraudés par les mêmes questions, sans réponses fermes en main. 

 

PASSEUR : D’où le fait que ce sont des choses primordiales qu’il faut apprendre à considérer. Tiens : « Le monde de Sophie ». C’est le livre original. Je te le donne pour toi et ton fils. 

 

SANDRINE : Merci, c’est très gentil ! Il n’y a pas beaucoup de gens qui feraient ça aujourd’hui…

 

PASSEUR : Il fait tellement chaud ! Je meurs de soif.

 

SANDRINE : Pourtant c’est relativement frais… Si vous avez chaud ici, je ne vous conseille pas de descendre !

 

PASSEUR (l’air troublé) : Euh… bref, devant le constat de notre impuissance face au monde extérieur, nous devons nous donner une valeur, nous convaincre de notre importance. La meilleure solution, c’est de donner un sens à nos actions. Si mes actions tendent vers un but enrichissant et qu’elles aident à l’accomplissement de ce but, alors elles sont importantes, donc je suis important. Puis enfin, nous sommes grégaires. Être avec nos semblables, c’est une nécessité indispensable à notre survie. L’autre nous donne une raison d’exister.

 

SANDRINE : En plus, ce qui rend chaque personne unique, c’est la génétique, l’expérience et les influences sociales. On est les êtres les plus fascinants qui soient, les plus répugnants aussi. Puisqu’on en est là, j’ai une question. Pourquoi ressent-on le besoin de créer de l’art? Ça doit avoir quelque chose à voir avec notre puissance, j’imagine.

 

PASSEUR : Tout à fait. L’art nous permet de nous exprimer, de sculpter le monde. En faisant l’expérience d’une œuvre, nous prenons conscience de nous-mêmes, parce que l’art a pour but de faire ressentir la condition humaine. Les gouvernements totalitaires que nous avons maintenant étouffent l’art, mais en faisant cela, ils privent leurs sociétés d’une aptitude cruciale : celle de se remettre en question à travers une représentation émotive et imagée. La beauté, c’est ce qui contribue positivement à notre puissance, donc c’est ce qu’on cherche indirectement dans l’art. Elle est relative à tous, évidemment.

 

SANDRINE : L’art, c’est essentiel. Ça m’a souvent aidé à me sentir plus en contrôle.

 

PASSEUR : L’instinct émotif en conflit avec la conscience rationnelle : voilà l’histoire de l’humanité, Sandrine. La violence extrême qu’on peut avoir envers nos semblables vient de la rationalisation de notre survie. Les idées nous ont élevés vers les plus fabuleuses merveilles comme vers les plus abominables atrocités.

 

SANDRINE : Tout ça, c’est bien beau, mais une fois qu’on le sait, qu’est-ce qu’il faut en faire ?

 

PASSEUR : Quoi ? Ce n’est pas déjà évident ?

À suivre.

Je dédicace cette chronique à mes inspirations : Socrate, Michel-Ange, Blaise Pascal, Antoine de Saint-Exupéry, Jostein Gaarder et Steve Laflamme (professeur lucide s’il en est un !)

Correction: Matisse Rivet

​Mise en page : Gabrielle Hamelin

Photo: https://unsplash.com/photos/WzU8-fYGi5E

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