top of page

CRITIQUE LITTÉRAIRE
7 février 2021

43036.jpg

Alors que Gervaise, personnage principal du roman L’Assommoir d’Émile Zola et femme typique des quartiers populaires du Paris pauvre de la fin du XIXe siècle, est le produit de son milieu, sa fille Nana, jeune perverse qui devient la prostituée de luxe la plus en vogue quelques années plus tard et qui causera la perte morale et la ruine de quantité d’hommes tous plus riches les uns que les autres, en est le direct opposé. Calmons-nous, je ne saurais dire si c’est vous ou moi que je perds le plus dans tout cet amas de virgules. Revenons à Gervaise. 


Laissée pour compte par son premier mari, qui avant de partir, prit soin de les voler, elle et ses enfants, Gervaise doit à son voisin qu’elle mariera, sinon la vie, du moins la survie économique, survie qui est d’ailleurs le mot d’ordre pour bien des familles dans le quartier de la Goutte d’Or. Après s’être mariés, les voisins déménagent ensemble et travaillent dur, économisant chaque sou. Gervaise est blanchisseuse et rêve un jour d’ouvrir sa propre boutique. Son mari est ouvrier : il part chaque matin vers les toits des édifices en chantier pour reconstruire le Paris que les financiers affamés de La Curée avaient sauvagement dévoré. Seulement, et c’est là le point tournant de l’histoire, le mari, devant les yeux de sa femme et de sa fille venues le chercher au chantier, tombe du toit sur lequel il travaillait. Zola, ici, aurait pu faire mourir le mari : la famille, triste, pour honorer le père mort, aurait redoublé d’ardeur pour se sortir de la précarité et qui sait, peut-être même amasser un petit capital et se hisser, tant bien que mal, vers la petite bourgeoisie. Or, Zola, fidèle au naturalisme, s’intéresse au sort des gens normaux, ordinaires, ceux-là mêmes qui constituent la masse. L’auteur, dans cette scène, s’incarne en une vieille femme regardant la chute d’une fenêtre avoisinante, et qui, après l’accident, « comme satisfaite, [ferme] tranquillement sa fenêtre » (L’Assommoir, p. 147.). 


Le mari, donc, s’en sort blessé et Gervaise, pour le soigner, lui passe tous ses caprices, ces derniers résidant bien évidemment dans toutes leurs économies. Cependant, alors que son mari monte tranquillement l’escalier de sa convalescence et que tout semble revenir au calme d’autrefois, Gervaise est poussée à emprunter et à finalement ouvrir sa boutique de blanchisserie. C’est ici que Zola enclenche un des plus tragiques mécanismes qui soit : le destin. Sa théorie de l’influence du milieu sur les individus est simple et répandue. La pauvreté, dans L’Assommoir, est un cercle vicieux. Le diagnostic des grands-parents est simple: ils sont pauvres et ont un penchant pour l’alcool. Impossible ici que les parents s’en sortent autrement. Gervaise voit son mari boire sa boutique. Chaque entrée d’argent, supposée payer les nombreuses dettes, est consommée sans retenue et finit au fond d’un verre sale, à l’assommoir du coin, un antre nauséabond où travailleurs, ouvriers et autres pauvres fêtards se retrouvent pour rire et se plaindre, une lampée à la fois. La débauche est totale, Gervaise y perd ses clients, son mariage, ses enfants, sa dignité. Mais que peut-elle y faire ? L’alcool est le seul plaisir qu’il lui reste. À son mari aussi d’ailleurs, qui a encore des douleurs de son accident, et doit donc être excusé. 


Le propos de Zola est affreusement dur, et doit être accepté comme une réalité historique difficile : l’environnement a une influence non négligeable sur sa population, au point tel qu’elle ne peut s’échapper des griffes de son écosystème. L’alcoolisme est un monstre qui ronge sans se cacher la classe ouvrière de la Goutte d’Or, quartier dont le nom fait sourire jaune, puisqu’il n’est ni unique ni luxueux. Seul témoin impartial, c’est au lecteur de décider s’il excuse Gervaise lorsque désespérée, elle fait le trottoir, ou s’il la laisse mourir oubliée, dans son petit logement. Car l’auteur a déjà choisi, il choisit le destin, destin tout naturel pour un prolétariat sans passé ni futur, pour qui l’alcool est la seule consolation ne l’ayant pas abandonné. La misère entraîne la misère. Gervaise est trop faible, trop pitoyable, trop prévisible pour échapper au malheur éthylique de sa condition. Elle subira son milieu avec souffrance. L’individu est trop petit pour lutter contre le tragique de son environnement. 


Exception à la règle ou qui justement la confirme, Nana, fille de Gervaise, se hissera dans le luxe des hautes classes dirigeantes. Comédienne au théâtre, que son propriétaire aime qualifier de « bordel », c’est tout Paris qu’elle séduira. Et c’est également par la débauche qu’elle réalisera son ascension. Débauche sexuelle cette fois-ci, Nana est, selon les mots de son créateur, l’histoire de « Toute une société se ruant sur le cul. Une meute derrière une chienne, qui n’est pas en chaleur et qui se moque des chiens qui la suivent. Le poème des désirs du mâle, le grand levier qui remue le monde ». Pourtant, et c’est là je crois que se trouve la distinction majeure entre la mère et la fille, alors que Gervaise n’est qu’une pauvre femme absorbée par son milieu, Nana est le milieu. Zola crée un autre chef-d’œuvre sans enfreindre sa règle, puisque Nana devient un symbole. Elle n’est après tout que l’expression littéraire des Blanche D’Antigny, des Delphine de Lizy, des Cora Pearl et des Hortense Scheinder, ces courtisanes, cantatrices et actrices qui participèrent, selon Zola du moins, au déclin du Second Empire, déclin expressément charnel. 


Peinte à la fois comme une cruelle mangeuse d’hommes jamais rassasiée et comme naïve, voire même parfois candide, le portrait que Zola brosse de Nana contraste habilement avec le reste du riche étalement social de la haute société parisienne. Ce contraste la rend d’autant plus symbolique, et l’immortalise, non pas comme conséquence, mais comme cause. Pour faire un parallèle avec L’Assommoir, ce sont les comtes et autres aristocrates, les banquiers, les princes, les hommes d’affaires qui, comme Gervaise subissait les déboires de l’alcoolisme, subissent Nana. Tous s’en sortent ruinés, sans être conscients de la puissance de la courtisane. Seul un journaliste réussit à cerner la situation. C’est avec lucidité, puisqu’il succombera aux charmes de Nana plus tard dans le roman, qu’il écrit un article à propos de Nana intitulé La Mouche d’Or, où on y retrouve ces lignes-ci : « Elle devenait une force de la nature, un ferment de destruction, sans le vouloir elle-même, corrompant et désorganisant Paris entre ses cuisses de neige, le faisant tourner comme des femmes, chaque mois, font tourner le lait. » (Nana. p. 245) 


Le retournement de situation au sein de cette section de la série des Rougon-Macquart est simplement magistral. C’est dans un réalisme asphyxiant de poussière, puis de parfum, que Zola déploie la force de son naturalisme; il fait passer son lecteur, sans même changer de ville, d’un monde où chaque sou est bu, à un autre où le champagne est abondamment gaspillé. Encore une fois, il n’y a pas d’échappatoire possible, l’indifférence de Nana supplante toutes les tentatives des hommes de se l’approprier. Rappelons la scène où, le jour de sa fête, pour faire plaisir à un amant dont elle vient de briser le cadeau par inadvertance, Nana renverse la table de présents avec l’insouciance d’une gamine qui s’excite devant la destruction d’objets encombrants. 


Au final, je suppose que Zola voulait simplement montrer qu’aucun individu, aussi riche soit-il, n’est épargné par la cruauté de son environnement. Nana, même si elle échappe à la pauvreté héréditaire, est rattrapée bien vite par la maladie et mourra vraisemblablement oubliée, elle aussi. L’architecture de l’œuvre est si cohérente que je ne peux m’empêcher de reprendre les mots de Flaubert, qui, à la sortie de Nana, écrit ceci : « le bon Zola est un homme de génie ; qu’on se le dise !!! » (Nana. p. 18) 

La poussière et le parfum

Thomas Arteau

bottom of page