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LETTRE OUVERTE
6 octobre 2020

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Bonjour à toi. Je trouve ça étrange que tu prennes le temps d’écouter ce que j’ai à exprimer. Ça n’arrive que rarement, pour ne pas dire jamais. Tu es tellement obnubilé par ta vie et tes problèmes, souvent secondaires. Habituellement, tu ne baisses même pas les yeux, tu fuis mon regard afin d’éviter tout contact visuel avec moi. Lorsque je t’envoie un généreux sourire, tu t’empresses de me dire que tu n’as rien à me donner. Je me débrouille comme je peux. Je n’ai pas le temps de penser à demain puisqu'aujourd’hui occupe déjà l’entièreté de mes pensées. Qu’est-ce que je vais manger ? Où vais-je dormir ? Tu me dis que je suis un fardeau parce que je n’ai pas eu ta chance. Regarde-moi. Je suis comme toi...

Pendant la quarantaine, les phrases d’ordre étaient « restez chez vous » et « ça va bien aller ». Je comprends le principe désiré lorsque ces phrases ont été popularisées. Cependant, la possibilité de se réfugier sous un toit est simplement impossible pour plusieurs. Que fait-on quand il n’y a pas de domicile fixe ? Je me demande où ces personnes sont supposées « rester chez elles » et je me questionne sur comment et pourquoi prétendre que tout va « bien aller ».

Durant cette crise médiatisée, plusieurs phénomènes qui existaient pourtant déjà sont ressortis davantage; des problèmes sociaux vieux comme le monde qui planaient dans l’atmosphère alors que nous nous couvrions les yeux pour présumer leur absence. Des injustices qui ne s’envoleront pas magiquement la veille du jour de l’an de cette année considérée comme maudite.

Lorsqu’on pense à un itinérant, on voit assurément la personne qui quête de la monnaie dans un coin d’une rue passante de la ville. Autrement, on imagine le clochard endormi, sur ces quelques marches, protégé par rien de plus que ses vêtements crasseux, ses quelques objets et son compagnon canin. C’est ce qu’on appelle l’itinérance chronique, lorsqu’un individu n’a pas de logement pendant une longue période. Néanmoins, il existe aussi l’itinérance situationnelle, qui implique que la situation est temporaire et l’itinérance cyclique, dont la réalité varie de période en période. L’itinérance englobe tellement plus que ce qu’on pense savoir. La famille obligée de séjourner à l’hôtel est en situation d’itinérance. Le jeune qui « squatt » chez des amis est en situation d’itinérance. La personne qui dort dans sa voiture est en situation d’itinérance. Ça touche tellement plus de personnes que l’on permet de croire. En 2014, les statistiques déclarent que huit pour cent des personnes âgées de 15 ans et plus habitant au Canada disent qu’ils n’avaient aucun endroit où dormir et étaient donc en situation d’itinérance cachée, c’est-à-dire d’adopter la banquette arrière de sa voiture ou bien d’emprunter le sofa d’un ami de la famille.

L’année passée, dans un cours collégial, le sujet de l’itinérance est survenu. Une personne a voulu donner son opinion en disant quelque chose comme suit : « Les études le prouvent: si l’on donne de l’argent à un itinérant, il ira assurément chercher de la drogue, de l’alcool ou des cigarettes. Ils sont des causes perdues, ça ne sert à rien de vouloir aider. » Nul besoin de mentionner que mon visage a transmuté au rouge écarlate. Bon nombre des autres élèves l’ont dévisagé et l’enseignant a respectueusement détruit son argument infondé. L’avis de cette personne me hante encore. Son niveau d’empathie m’a étrangement étonné. Ça m’a rendu triste, fâché, et extrêmement déconcerté. Je pensais que nous devenions plus ouverts d’esprit, solidaires et à l’écoute d’autrui. Erreur.

Les personnes en situation d’itinérance ne peuvent même pas subvenir à leurs besoins primaires, soit se loger, se vêtir et se nourrir. Elles n’ont plus rien. Elles ont complètement été dépossédées de leur maison, de leurs biens, de leurs espoirs et de leur dignité. Leur vie cauchemardesque est à faire dresser les poils. Le moins que nous puissions faire serait d’offrir un respect et elles se passeraient sans aucun doute des préjugés. Ces individus ont des sentiments et des envies comme tout le monde. C’est un mensonge fourbe, basé sur l’opinion populaire, de dire qu’un individu en situation d’itinérance cherche systématiquement qu’à consommer. Et même si c’est vrai pour certains, ils n’ont pas moins ce droit que vous. La plupart des gens ayant un domicile fixe consomment ou a déjà consommé une des trois substances. Pourquoi n’auraient-ils pas droit aussi ? Ils sont humains.

Tellement de facteurs sont à prendre en compte lorsqu’on feuillette les raisons pour lesquelles quelqu'un se retrouve à la rue. Perte d’emploi, dépendance, environnement familial, endettement, décès d’un proche, accident, problèmes de santé mentale… la liste est longue. Il me semble tellement injuste de constater que j’ai eu de la chance qu’un autre n’a pas eue. Je pense à ces milliers de personnes, juste au Québec, qui ne dormiront pas dans un chez soi cette nuit. Toutes ces personnes qui vivent un rejet constant de tous. Que la société catégorise comme des fardeaux. Qui ont tout perdu. Qui sont en mode de survie.

Parlons ce problème social encore beaucoup trop tabou. Arrêtons de catégoriser ces personnes. Détruisons les préjugés et commençons à s’informer. Rendons notre monde plus équitable en aidant ces personnes prises au fond du gouffre et pourtant une si belle richesse. Selon mes expériences passées et certains témoignages, la plupart des personnes en situation d’itinérance ne souhaitent qu’une attention. Ils veulent qu’on écoute leur passé et qu’on voit leur présent. Que coûte-t-il de t’arrêter cinq minutes et de jaser avec quelqu’un qui a, comme toi, une histoire et des problèmes ? Ça ne coûte rien du tout. Au contraire, ça t'embellira assurément. Cette personne qui a tout perdu est comme toi.

Rester chez nous

An Meilodi Paquet

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